on ne m'a pas souvent bercé de mes exploits, quand j'étais gosse. au contraire, je changeais de famille d'accueil aussi souvent que de petites culottes. je ne faisais rien de mal, pourtant. au contraire, j'ai toujours cherché à plaire à tout le monde... peut-être même un peu trop. ce sont eux qui faisaient du mal. ce sont eux qui ont fait vivre à une enfant qui n'avait absolument rien demandé beaucoup trop de choses, de ces évènements qu'on ne devrait pas avoir affaire, et encore moins à subir. il faut dire que je me suis dis que ça valait la peine de se battre contre le karma... jusqu'à mes vingt et un ans. depuis lors, j'ai baissé les bras. faut croire qu'en naissant en bâtarde, on crève en étant personne et plus tôt qu'on ne veut bien l'imaginer.


De tout ce que j'ai traversé dans ma vie, je crois que le plus difficile, c'est de garder la tête haute, de surnager, de ne pas se laisser entraîner vers le fond. J'ai trop souvent entendu des histoires où la mauvaise graine tombe toujours près de l'arbre qui l'a semé. Je ne considère pas qu'avoir commencé ma vie lorsque celle de ma mère a pris fin - une adolescente de dix-sept ans, selon les rapports - alors qu'elle a décidé de nous enlever la vie, à elle et à moi. On m'a raconté ce qu'elle a enduré, ce qu'elle a tenté de supporté dans l'espoir que la vie soit meilleure une fois qu'on serait ensemble, toutes les deux. Elle n'a pas eu la force d'attendre assez longtemps, et elle était déjà morte depuis quelques minutes quand on m'a sorti de son ventre. Une césarienne improvisée à même son lit d'adolescente, lit souillé par le sang et les viscères de la défunte mère-enfant. On m'a dit que j'étais une miraculée. J'en suis encore une, du moins, je me considère comme tel.


Je lui avais clairement dis que je ne fréquenterais pas un type qui vendait à des gosses de l'école primaire des comprimés pour se défoncer, il a cessé. Je lui ai dis ouvertement que je ne supportais pas l'odeur de la clope, il a arrêté. Je lui ai dis que si ça lui donnait un air de mauvais garçon dans la rue, il n'était pas question qu'il ressemble à un orphelin qui traîne dans les rues. Résultat? Il a coupé ses cheveux blonds grunge, s'est procuré trois ou quatre nouveaux t-shirt et deux paires de jeans. Après, et seulement après, je voudrais bien passer une soirée avec lui... pour ne plus repartir. J'ai été, durant plusieurs semaines, atterrée de ce que Sid me fait vivre et connaître comme sensation. C'était aussi euphorisant que totalement tétanisant. La douceur indécente avec laquelle il passait ses doigts dans mes cheveux, caressaient ma mâchoire et parcourait chaque courbe de mon corps m'étourdissait, me rendait pratiquement malade. À chaque instant, à chaque seconde, je m'attendais à ce qu'il me plante là, comme ça, sans s'expliquer. Rien de bon ne reste jamais auprès de moi, ça, j'ai fini par le comprendre après la septième famille d'accueil, et la seule et unique où je me suis sentie chez moi. Après chaque baiser, je m'attendais à recevoir une gifle. Après chaque préliminaire, je m'attendais à ce qu'il fasse de moi son objet... et l'attente me tuait. Non, elle me dévorait de l'intérieur. Je ne supportais plus le suspens, cette inexorable marche à la Mort où tout ce qui m'a été offert me serait repris sans la moindre délicatesse, aussi certainement que je vais crever un bon jour. Un matin, je n'ai pas eu la force de me lever. Quelques nuits plus tard, je me suis retrouvée sur le perron - il fait quelques degrés celsius à peine - à pleurer toutes les larmes de mon corps, les bras entourant mes jambes que j'avais remonté sur ma poitrine. Il me rattrapait à tous les coups, Sid. Il ne rechignait pas, me demandait comment j'allais, si j'avais besoin d'un truc. Je me suis dis qu'il partirait au supermarché, et me laisserait tout seul ici. J'ai pleuré, encore et encore, jusqu'à ce qu'il revienne. Je n'ai pas réussi à lui expliquer, au contraire, le simple fait de le savoir là, devant moi, rendait la chose d'autant plus inconcevable. On faisait l'amour, à ce moment-là. Je me blottissais dans ses bras, tentant d'atténuer une distance qui n'existe pas entre son corps et le mien. Il partait travailler, les larmes roulaient sur mes joues, même après avoir lu le mot qu'il me laissait. En faisant du ménage, un jour, j'ai trouvé un flingue qu'il gardait dans son tiroir de table de nuit. J'ai passé des heures à le fixer des yeux, à en devenir pratiquement dingue. Enfin, encore plus dingue que je ne l'étais déjà.

À l'aube, un jour, on s'est aimé de nouveau. Chaque parcelle de mon corps ressentait encore la trace de ses baisers, pas une once de mon épiderme n'appartenait pas au goût de menthe poivré de sa langue et de sa bouche. Puis est venu ce moment fatigue, huit mois après ce premier soir où il m'a invité chez lui et dont je ne suis jamais reparti qu'il me souffle « Je t'aime Sully ». J'ai été incapable de répondre. Mes doigts se sont crispés sur le tissu du drap, mon corps s'est contracté, mes yeux étaient de vraies rigoles, la saison de la pluie via les canaux lacrymaux. Il était trop crevé pour pouvoir s'en apercevoir, je suis à peu près certaine qu'il dormait pratiquement au moment de sceller ce que l'on vivait dans des mots qui m'ont blessés si profondément que j'ai cru mourir. Pour un peu, je gémissais comme un animal qui se prépare à mourir. Une heure plus tard, mes valises étaient faites. Pour où? Je n'en savais rien. Loin d'ici. Loin de lui. Loin de cette boule qui prend de l'ampleur jour après jour dans ma gorge. Loin de cette douleur lancinante au niveau du coeur. Non, il valait mieux m'éloigner avant qu'il ne ravale ses paroles et engrosse la première catin venue. L'instinct de préservation, de survie. J'y baigne depuis toujours, et c'est ainsi que, le coeur léger pour la première fois depuis des mois, j'ai passé le cadre de porte sans me retourner.

J'ai attrapé le premier bus disponible, et j'ai atterri ici. Cela fait deux ans que je suis dans les parages. Deux ans partagés entre la sérénité et le chaos. Des jours ça va, d'autres j'ai envie de mourir. Mais je continue à me battre chaque jour pour vivre la vie, de profiter de ces journées que ma mère n'aura pas vu. C'est épuisant, baisser les bras serait tellement facile et agréable, mais je lutte toujours. Encore et toujours. Pour combien de temps encore, c'est ça, en fait, la véritable question...


Je ne crois pas aux bienfaits de la médication, car à la tonne de capsules que j'ingère depuis des mois, je serais sur pieds, une vraie Mère Térésa. Je me sens à peu près aussi revitalisée qu'un putain de sac à merde. Je me sens aussi vivante que les fossiles de ptérodactyle. C'est dire comment c'est gai à l'intérieur, des couleurs vives, des banderoles rayonnantes savamment organisées pour étaler à quel point je me sens bien. Sauf que les couleurs vives sont bousillées par un épais voile sombre, et les banderoles arrachées par de petites mains potelées qui déteste qu'on lui mente. C'est dommage quand même, y'a quelque chose avec lequel travailler si je voulais vraiment me donner la peine de vouloir être heureuse. J'imagine que comme c'est le but de toute personne qui met le pied sur Terre, je devrais pouvoir, en théorie, atteindre le même objectif, un jour. C'est une possibilité. En attendant, je me complais là où je suis, pas totalement au fond du baril, mais pas vraiment en train de tenter d'éviter d'y enfoncer la tête davantage. C'est pas trop mal, mon travailleur social aurait dit que c'est une percée, ou était-ce plutôt mon psy?

« Rappelle-moi ce que je fous ici, tu veux... euh » que je bafouille comme je peux, relevant les yeux, les lèvres coinçant une cigarette menthol aussi efficacement que possible, c'est-à-dire d'une façon vachement pitoyable « Alex, mon nom, c'est Alex ». Je marmonne vaguement quelque chose comme " Très bien, je m'en souviendrai " tout en sachant pertinemment que non, parce que je n'en ai honnêtement pas grand chose à foutre. Tout ce que je sais, c'est que je me descendais quelques verres dans un bar miteux du coin quand ce type et quelques-uns de ses copains sont descendus de leur limousine pour ramasser du monde. Il me rappelle le topo, mi-incrédule, mi-amusé: il s'agit d'une fête organisée par un des plus riches héritiers de l'endroit qui s'est mis en tête de mettre à feu et à sac le dernier étage qui compose une énorme suite à l'hôtel le plus prestigieux de la ville. Ça m'amusera toujours de voir les gosses de riche tenter de se la jouer rébellion à un million de dollars. Quoique, je ne vais tout de même pas m'en plaindre, il risque d'y avoir suffisamment d'alcool pour assommer quatre éléphants, et avec ce que j'ai déjà dans le sang - adorables petits comprimés fraîchement embarqués à la pharmacie et les verres - ça risque de faire des feux d'artifices. C'est donc légèrement embrumé que je prends une bouffée de ma clope, repousse Alex légèrement sur la banquette de la limousine dans laquelle on se trouve et passe ma jambe de l'autre côté de son corps, cambrant mon bassin contre son torse en lui enfilant ma cigarette entre les lèvres tout en prenant le soin de faire une énorme sucette dans le cou..

Je ne voulais surtout pas être impressionnée, mais je le suis. Je suis ahurie par l'éclairage de fou digne des plus grands raves de ce monde, de la musique qui déchire les tympans, donne envie de s'enfiler des comprimés d'ecstasy et de ne plus jamais cesser de se déhancher, en plus du monde habillé de ces couleurs néons fluorescentes qui demande chaque fois un moment d'adaptation à ma rétine. Il semblerait que l'étage d'en dessous est désert, sinon il y aurait pas possibilité de faire autant de bruits sans avoir déjà ameuter la SWAT. Les vibrations de la musique m'enroulent, l'aura de sexe et de sueur m'enserre et les vapes me remplissent le nez. J'en oublie jusqu'à mon nom quand j'entraîne le dénommé Alex - qui porte de nombreuses traces de mon passage sur son corps, même tout habillé encore - sur la piste de danse improvisée. Ça, c'est mieux que les clubs clandestins, que les boîtes improvisées. Merde, ces jeunes bouseux sont en train de détruire une institution de la ville, et j'en fais partie. Je martèle de mes talons hauts un plancher historique, je respire l'air des riches, l'expulse comme si c'était normal, comme si j'avais ma place ici. Je n'ai de place nulle part, alors je m'infiltre partout, je me retrouve à gauche et à droite sans savoir si j'ai à y faire. Alex fait descendre ses mains tandis que je m'intéresse nettement plus à la bière et au comprimé plat avec un chat dessus que me tend un parfait inconnu. Sur une chanson de Skrillex, j'avale le cachet qui me vient de Dieu sait où, ferme les yeux, et me colle davantage à ce type... euh... Louis? André? Enfin, peu importe, c'est pas comme si j'y accordais la moindre importance ou qu'il avait la plus infime chance de finir par avoir le droit de me foutre la main dans la culotte...


Je ne parviens pas toujours à comprendre où j'en suis, et encore moins vers quoi je me dirige. La cirrhose? La dépendance physique à tous ces trucs que j'ingère sans même prendre la peine de lire l'étiquette sur la bouteille? La crise cardiaque? J'en sais rien, et honnêtement, la plupart du temps, j'en ai rien à foutre. Ce n'est pas comme si j'attendais un miracle, ou même que la vie devienne soudain un conte de fée sous mes pieds. La vie, c'est moche, et pour garder la tête hors de l'eau et éviter de se noyer, ceux qui sont dotés de moins de force de caractère font ce qu'ils peuvent pour survivre. Je sais que j'aurais pu choisir une voie plus noble, de canaliser cette haine, cette rage et cette rancœur dans quelque chose de potentiellement moins auto-destructeur que de faire la fête 24/7, comme me passionner pour la danse et l'entraînement en salle, par exemple, mais non. Je me complais à boire comme une ivrogne, à fumer comme une cheminée et descendre des cachets comme Courtney Love. Ce n'est certes pas la classe la plupart du temps, mais j'ai vingt-quatre ans et je considère que je peux faire mes propres choix tant que j'ai la gueule pour les assumer. Mes contrecoups, je les ai toujours encaissés comme une grande fille, même quand j'étais gosse et que c'était pas le Jack Daniels qui me foutait dans le pétrin. J'attire les ennuis, ça, c'est un fait. Je l'ai toujours fait, et ils me collent constamment aux fesses. Comme ce problème d'équilibre de merde qui me suit partout comme une ombre, surtout depuis que je me descends ces nouveaux antidouleurs. Tant pis, parce que merde, je ne sens plus rien directement après. Pas question que je les abandonne pour un effet secondaire si peu handicapant... du moins, quand je suis pas trop bourrée en simultané...